La visibilité de plus en plus grande de la darija
dans le paysage urbain et médiatique est-elle l’indice d’une
réconciliation des Marocains avec eux-mêmes ?
Témoigne-t-elle d’une revendication d’une identité aux composantes
multiples ? Une Darija envisagée sans complexe est source d’énergies
créatives. Cette langue, qui a beaucoup évolué au cours du XXème siècle,
n’est-elle pas le principal véhicule de notre patrimoine culturel ?
La
darija n’est plus seulement la langue du peuple. Elle est revendiquée
partout et par tout le monde. A commencer par la nouvelle scène
musicale, celle des Bigg, Darga et Hoba Hoba Spirit. Pour les
représentants de cette nouvelle vague, la darija s’impose tout
naturellement. «On s’adresse à un public marocain. C’est donc tout
naturellement que l’on écrit nos paroles en darija. Les jeunes Marocains
ne maîtrisent pas l’arabe classique, ni le français et l’anglais
d’ailleurs. La darija, c’est notre langue de communication», explique
Nabyl, membre de la formation de fusion Darga. Même son de cloche chez
toute cette jeunesse qui chante le Maroc dans tous ses états en
utilisant la “langue de la rue”. Le phénomène ne se limite pas à cette
“new wave” made in Morocco. La presse aussi s’adresse de plus en plus à
son public en utilisant la darija. Les chaînes de radio, surtout
privées, ont senti le filon et réservent une place de choix à cette
langue. “Radio Casa FM” doit son succès aux “talkshows” de ses
animateurs vedettes qui utilisent exclusivement la darija comme outil de
communication avec leurs auditeurs. Des sites Internet communiquent les
informations en darija et proposent même des dicos darija-français
comme sur
marocdarija.com ou sur d’autres sites comme
casafree.com,
tikchbila.com ou
bladi.net.
L’échange de SMS par téléphone portable a également favorisé une plus
grande communication en marocain en caractères latins et a lancé
l’utilisation des chiffres 3, 7 et 9 pour des lettres arabes sans
équivalent dans l’alphabet latin. Une utilisation aujourd’hui
généralisée. Idem pour l’outil Internet “messenger” qui permet aux
jeunes de communiquer en darija, en trouvant spontanément des solutions à
la question, jamais fixée officiellement, de la notation. Plus encore,
une simple recherche sur le site de partage de vidéos “
Dailymotion.com”
montre l’étendue du phénomène darija. On y retrouve des films “dubbed”
en darija comme Matrix, Mr Bean, un Jacky Chan s’exprimant en marocain
et des films hindous, bien sûr en darija.
Le phénomène a pris
tellement d’ampleur que des colloques spécialisés se sont penchés sur la
place de la darija dans la société marocaine. Le mois dernier, des
chercheurs venus de France, d’Algérie, du Liban et du Maroc et
l’association EAC L’Boulvart se sont penchés sur le thème “Langues et
musiques, pratiques urbaines plurielles”. Histoire de décrypter ce
phénomène qu’est la darija.
La darija est donc plus visible,
revendiquée partout. Une question se pose alors. Est-ce que le phénomène
est si nouveau que ça ? Et de quelle darija parlons-nous ?
Simon
Lévy, linguiste et directeur du Musée du judaïsme marocain, juge que
cette situation n’est nullement nouvelle. Il nous rappelle à juste titre
que la création artistique a été faite en darija pendant plusieurs
siècles. «Le zajal, le malhoun, ce sont des expressions artistiques qui
se sont toujours faites en darija», explique M. Lévy. Zhor Rehihil,
conservatrice au même musée, ajoute que, «depuis le XIème siècle, les
juifs écrivaient en judéo-marocain. On a des textes rédigés par des
rabbins qui sont des descriptions de la vie politique, religieuse,
économique des communautés de Rabat, Fès… Ce sont des textes en darija
écrits en caractères hébraïques». Quant à l’histoire récente, elle
témoigne d’une présence assez fournie de la darija. La création
théâtrale, par exemple, a puisé dans le registre du malhoun pour
présenter un art dramatique dans une darija colorée et sophistiquée.
Ahmed Tayeb Laâlej et Tayeb Saddiki ont présenté des pièces à succès
d’ailleurs, tout en darija. Idem pour les chantres de ce qu’on nomme la
“chanson marocaine moderne” qui ont prêté leur voix à des textes en
langue marocaine, à l’image d’un Mohamed Hayani, Mohamed Fouiteh ou
Abdelwahab Doukkali. Les années 1970, avec les Nass Ghiwane, Jil Jilala
et Lemchaheb, en continuité de la création théâtrale, vont chanter le
malhoun notamment, donc en darija. Une certaine presse satirique des
années 1980, à l’image d’“Akhbar Souk”, publiera articles et caricatures
en darija. Dans le registre de la langue, il y a donc eu continuité
linguistique au niveau de la création artistique.
Qu’est-ce qui fait
alors la différence entre tous ces créateurs d’antan et les H-Kayne,
Bigg et compagnie d’aujourd’hui ? Tout porte à croire que la rupture est
plus dans le volet contestataire de cette jeunesse urbaine que dans la
langue. D’ailleurs, nos jeunes branchés n’hésitent pas à s’inscrire dans
l’héritage direct des tenants marocains de la “protest song”, et à leur
tête les Nass El Ghiwane.
Revendication d’une identité plurielleCe
qui a changé ? C’est qu’aujourd’hui les Marocains assument la totalité
des composantes de leur culture et revendiquent une identité plurielle.
A
commencer par la pluralité linguistique. Depuis plusieurs années, le
tamazight s’est vu reconnaître une place, malgré les lenteurs : il est
enseigné dans le primaire et un institut de recherche spécialisé,
l’Institut royal de la culture Amazighe (IRCAM), a été créé. D’un autre
côté, on s’intéresse de plus en plus à la part juive de la culture
marocaine. Le Musée du Judaïsme marocain de Casablanca, fondé en 1977,
joue un rôle important dans ce sens.
Par ailleurs, et c’est le plus
important, on est sortis des idéologies en vigueur durant la période de
l’Indépendance, héritées du mouvement nationaliste. Celui-ci avait pris
pour référence la Nahda égyptienne du début du XXème siècle (Mohammed
Abdou et Jamaleddine El Afghani) et prônait le recours à une langue
arabe modernisée, afin de s’opposer à la langue du colonisateurs
français et, sur le plan interne, de lutter contre des structures
archaïques (comme les zaouia la domination des chorfa, des grands Caïds,
etc.). Il proposait donc une modernité monolithique qui rejetait la
pluralité comme un risque de dispersion. Par la suite, il y a eu une
crispation sur l’arabisme en réaction à la politique de Hassan II qui
jouait sur la diversité, notamment pour rallier les milieux ruraux au
makhzen.
Aujourd’hui, avec la fin des idéologies, le français n’est
plus considéré comme une langue transitoire dont il faudrait se
débarrasser : il s’est au contraire imposé comme une langue
indispensable pour les études et le travail. L’anglais aussi,
d’ailleurs, dans une moindre mesure. Quant au rapport entre darija et
arabe classique, il s’est décomplexé. On ne considère plus darija comme
une langue par défaut, symbole d’analphabétisme et d’arriération, qui
devrait être remplacée par une langue idéale, l’arabe classique
modernisé. Il faut rappeler qu’en 1963, Mohammed El-Fassi, recteur de la
Faculté des Lettres de Rabat, proposait d’élaborer des «glossaires
pratiques du type… dites, ne dites pas… destinés à faciliter le passage
de l’arabe marocain à l’arabe classique»… Et surtout, on la considère de
plus en plus comme une langue, ce dont les linguistes étaient du reste
convaincus depuis longtemps. Simon Lévy, lui, estime qu’«opposer une
langue et un dialecte est, d’un point de vue linguistique, une
absurdité. Tout ce qui forme système et se parle est une langue». Les
variations régionales, même grandes, sont aussi le fait de toutes les
langues. Les niveaux d’expression, quotidien, de la rue ou littéraire,
aussi.
Certes le Maroc a tardé à reconnaître à sa langue, langue
maternelle de la majorité des Marocains et principale langue véhiculaire
entre Marocains dont ce n’est pas la langue maternelle, la capacité à
véhiculer la modernité. Dominique Caubet relève qu’«il a fallu attendre
2002, pour que “TelQuel” titre à la une “Darija, langue nationale”». Le
terme de maghribiya, pour désigner la darija marocaine, ne s’est imposé
qu’il y a un an, dans les mouvements proches de la nouvelle scène. Et
surtout, insiste-t-elle : «C’est la société civile qui a imposé cette
reconnaissance, rien ne vient des institutions. Mais elle n’a pour
l’instant aucun statut ni aucune reconnaissance officielle». Ni comme
langue officielle, ni non plus en tant que langue nationale.
Mais l’essentiel, c’est que cette diversité linguistique ait été
réappropriée. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les langues en
présence coexistent de façon plus pacifique qu’autrefois. Certes, c’est
sans doute un statu quo non définitif. Mais ce qui se dégage, c’est le
refus d’un modèle jacobin, celui de l’arabisation qui voudrait imposer
une langue au détriment des autres. Pour Simon Lévy, il est inconcevable
«de remplacer une langue par une autre. Notre vrai système, c’est
l’arabe classique, le français et l’arabe dialectal. Ça fait trois
pôles. Plus le tamazight pour ceux qui l’ont, mais il est en concurrence
avec plus fort que lui. L’enseignement se fera toujours en arabe
classique. Chaque langue a son utilité, son domaine : pour l’arabe
classique, l’administration et la religion, pour le reste, ce qui est
parlé».
Il s’avère donc impossible de prendre pour modèle ce qui
s’est passé en Occident à la Renaissance où les langues vernaculaires
ont été adoptées comme langues officielles, donc référent juridique, au
détriment de la langue savante, en l’occurrence le latin. L’argument
religieux (arabe classique langue du Coran) est le plus communément
avancé.
Aujourd’hui, le mouvement urbain rend visible une certaine
forme de darija, caractéristique de l’évolution de la société marocaine.
Dominique Caubet soulignait, dans l’introduction à sa thèse d’Etat,
“L’Arabe marocain” (1993), «l’accroissement de la population, le
développement des villes et l’exode rural, la diffusion des média
(radio, télévision, journaux), l’accession au système scolaire et
universitaire, le contact constant avec l’espagnol, le français et
l’arabe classique ; l’arabe marocain n’est plus aujourd’hui ce qu’il
était il y a ne serait-ce que 50 ans». Jusque dans les années 1950, «un
fort morcellement de la société marocaine dont l’unité de base était la
tribu, a donné naissance à une pratique des dialectologues qui
consistait à décrire des parlers attachés à une tribu particulière, à un
groupe de villages, à un quartier d’une ville, en postulant une
homogénéité maximum». Ce n’est plus possible, car les gens circulent
beaucoup plus, et la langue s’est unifiée, au détriment des vieux
parlers, notamment les parlers citadins de Fès, de Rabat, de Salé, de
Tétouan… «La koïnè en formation aujourd’hui se caractériserait plutôt
comme un dialecte de citadins de fraîche date d’origine rurale». Selon
Simon Lévy, c’est la langue urbaine de Casablanca qui s’est imposée à
l’ensemble des Marocains, “sauf aux vieux”. Pour Dominique Caubet, ça
serait «un parler du Nord (Rabat, Casablanca, Meknès, Fès), différent du
parler des vieilles cités, un parler urbain, lancé par des gens
instruits». Le parler jeune n’en serait qu’une petite partie. Certes,
souligne Dominique Caubet, si les gens cherchent à gommer leurs
particularismes régionaux, «ils ont souvent les deux registres : le
parler local qui soude les membres de la famille, et un parler plus
commun».
Patrimoine en dangerSi la langue
s’unifie, le danger est de perdre un patrimoine. D’autant que, même si
on a toujours noté par écrit la darija (en des caractères arabes,
hébraïques et latins), l’essentiel de la transmission de la culture
populaire dans cette langue s’est faite oralement. Les parlers citadins
disposaient d’un vocabulaire riche et sophistiqué. La langue des
artisans était reconnue pour sa richesse. Les textes anciens, même s’ils
ont été consignés par écrit, sont les témoignages d’un état de langue
qui n’est plus usité. Le Dictionnaire Colin d’Arabe Dialectal Marocain*,
publié de 1993 à 1996, sous la direction de Zakia Iraqui Sinaceur, a
mis vingt ans à être édité, à partir du fichier constitué de 1921 à 1977
par Georges Colin. 60 000 fiches au total, une vraie photographie de la
civilisation marocaine du XXème siècle, qui en fait miroiter la
richesse, à travers les mots, les expressions, les proverbes, l’art
culinaire, la musique, les rites, les métiers, les pratiques
religieuses, les noms de plantes et d’animaux, la magie, la médecine… Et
encore, explique Zakia Iraqui Sinaceur : «Colin voulait normaliser la
darija. Son fichier s’intéresse à une koïnè marocaine, une langue
commune à Fès, Marrakech, Rabat et Tanger. Il écartait les termes trop
régionaux», l’argot, les emprunts trop récents au français, les termes
rares… Ainsi, nombre d’idiomatismes, de métaphores et d’images n’ont pas
survécu aux mutations de la société marocaine.
Pour
lutter contre cette perte, qui aboutirait à un appauvrissement
irréversible de la darija mais aussi à un sentiment de manque
identitaire, son corrolaire logique, l’association Amapatril
(Association Marocaine du PATRImoine Linguistique) a été fondée à
l’Université Mohammed V de Rabat, pour œuvrer à la conservation du
patrimoine linguistique et culturel : elle a déjà recueilli dans sa base
de données plus de 15 000 proverbes. Elle travaille également sur les
technolectes, c’est-à-dire, explique Dominique Caubet, «le vocabulaire
technique affectant aussi bien les techniques traditionnelles que la
technologie la plus moderne (mécanique, auto, code de la route), la
médecine, la vie politique et administrative, et aujourd’hui les
nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC)».
Il existe aussi des groupes de recherche sur les contes.
L’urgence
aujourd’hui est donc d’inclure ce qui constitue notre patrimoine en
darija dans l’enseignement, afin de le préserver et de transmettre les
valeurs qu’il véhicule. Ce qui revient, selon Kacem Basfao, professeur à
la Faculté des Lettres de Aïn Chok à Casablanca, à «dépasser un faux
clivage entre une culture savante qui ne s’exprimerait qu’en arabe
classique, et une culture populaire en darija». Notre système
d’enseignement doit être repensé pour refléter ce phénomène de
réappropriation de toutes les composantes de notre identité. A quand une
chaire de marocain dans les universités ? A quand des textes de malhoun
à l’école ? A quand un enseignement qui fera place à la darija comme
lien pédagogique entre la maison et l’école et se servira des
similitudes qu’elle présente avec l’arabe classique pour enseigner cette
dernière aux enfants, sans dénigrer leur langue maternelle ? A quand,
enfin et surtout, un système d’enseignement où, dans le public comme
dans le privé, les Marocains auront le même accès à cette pluralité de
langues qui les constituent et leur ouvrent les portes de l’avenir ?
Quand
nous voyons à quel point ce phénomène de réappropriation des langues
est dynamique et libère les énergies créatrices et à quel point les
jeunes revendiquent avec fierté leurs langues, nous avons tout à y
gagner.
* Ce dictionnaire constitue la source principale, en dehors des témoignages, de la rubrique hebdomadaire «L’Essence des mots»